La grande indignation qu’a suscitée le ministre sortant de l’Intérieur, Mohammad Fahmi, en affirmant jeudi que non moins de 95 % des juges sont corrompus ne l’a pourtant pas empêché, au cours du week-end écoulé, de continuer à dénoncer la propagation de ce qu’il considère comme une corruption très répandue au sein du corps de la magistrature. Il a toutefois concédé que la proportion qu’il avait avancée était « exagérée ».
« Que les critiques et les actions en justice (à son encontre) prennent donc leur cours ! », a lancé samedi M. Fahmi. « J’espère que ma franchise a réveillé certains magistrats afin qu’ils se penchent désormais sur les dossiers oubliés et sur ceux des opprimés dans les prisons », a-t-il ajouté. M. Fahmi a fait ces déclarations deux jours après que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), présidé par Souheil Abboud, eut demandé au parquet de cassation de faire adopter contre lui « des mesures judiciaires appropriées » suite à ses accusations incendiaires lancées au cours de l’émission Sar el wa’t, animée sur la chaîne MTV par le journaliste Marcel Ghanem. Avant même la fin de l’émission, de vives protestations s’étaient élevées dans les rangs des magistrats, couronnées le soir même par la requête du CSM, prise en accord avec les présidents du Conseil d’État, Fadi Élias, et de la Cour des comptes, Mohammad Badran. Un magistrat proche du parquet de cassation affirme d’ailleurs à L’Orient-Le Jour que « l’action publique avait même été enclenchée avant la décision du CSM », sachant que le parquet peut se saisir d’office. « Je suis prêt à comparaître », assure M. Fahmi, joint par L’OLJ, disant qu’il se place « sous la loi ». Tout en concédant que le chiffre de 95 % qu’il avait avancé est « exagéré », il affirme que le problème n’en est pas moins « grave ». « On me tient rigueur pour un chiffre, alors que je l’ai lancé spontanément, entraîné dans un débat diffusé en direct », fait-il observer, ne manquant pas d’ajouter aussitôt : « Je suis un militaire et tout ce que je dis est à 95 % vrai. » Et M. Fahmi de poursuivre : « Même si l’on admet qu’il y a seulement 10 %, 5 % ou 1 % de magistrats corrompus, il n’en reste pas moins que le corps de la magistrature doit se faire épurer. »
« J’avais envoyé plusieurs dossiers de corruption aux autorités judiciaires compétentes, mais je n’ai jamais eu de réponse », déplore-t-il, mentionnant plus particulièrement une affaire de dessous-de-table dans laquelle est impliqué un fonctionnaire de son ministère, et qu’il a déférée en vain devant la justice, il y a plus de trois mois. « La plupart des juges ne se rendent pas à leur lieu de travail avant 10h », observe-t-il, évoquant à cet égard « leur manque de productivité ».
L’affaire ira-t-elle devant la Haute Cour ?
Pour ce qui est du sort de la requête du CSM, une source judiciaire indique que si l’enquête du parquet de cassation aboutit à la conclusion que le ministre sortant de l’Intérieur a commis un délit en tant que citoyen ordinaire, l’action engagée contre lui mènerait à la saisie de juridictions pénales de droit commun. Si au contraire l’acte est considéré comme perpétré dans l’exercice de ses fonctions de ministre, le procureur général pourrait déférer l’affaire au Parlement afin qu’il décide de son transfert à la Haute Cour de justice chargée de juger les présidents et les ministres. Cette décision nécessite toutefois le vote des deux tiers des députés, une majorité qui serait difficile à obtenir, sachant que depuis sa création dans les années vingt du siècle dernier, la Haute Cour n’a pas été saisie une seule fois pour juger un responsable, alors qu’il est arrivé que des responsables soient jugés devant des juridictions ordinaires. Ainsi, au cas où l’action venait à prendre la voie de la juridiction d’exception, il y aurait peu de chances que le ministre sortant de l’Intérieur soit sanctionné.
C’est ce que pense Paul Morcos, fondateur du cabinet juridique Justicia. « Un transfert du dossier au Parlement signifierait l’absence de volonté de poursuivre le ministre », estime-t-il. Outre la demande au parquet, le CSM a présenté une requête auprès du service du Contentieux de l’État. Un magistrat proche du CSM indique que l’organisme saisi pourrait trouver qu’il y a matière à poursuite. « Le Contentieux de l’État pourrait estimer qu’il y a en l’espèce une atteinte au prestige de l’État et décider d’intenter une action en justice », avance-t-il, soulignant que l’organe « aura le choix de déposer sa plainte devant le procureur général, le juge d’instruction ou le juge pénal unique, et de recourir dans le même temps auprès du juge de l’exécution en vue d’obtenir des dommages-intérêts ».
Les propos du ministre sortant de l’Intérieur avaient également été critiqués avec virulence par la ministre sortante de la justice, Marie-Claude Najm, par Salim Jreissati, conseiller du président de la République et ancien ministre de la Justice, ainsi que par le Club des juges et des organisations de la société civile.
Grève des avocats mardi
De leur côté, les conseils des deux ordres des avocats de Beyrouth et de Tripoli, présidés respectivement par Melhem Khalaf et Mohammad Mrad, n’ont pas manqué de fustiger les propos de M. Fahmi, allant jusqu’à lui demander de se démettre. Un communiqué publié à l’issue d’une réunion d’urgence, tenue vendredi au Palais de justice de Beyrouth, évoque « une volonté de démanteler les institutions ». « L’atteinte portée par le ministre sortant de l’Intérieur au prestige de la justice et ses accusations de corruption contre 500 magistrats (sur 550) nuisent au plan de relance de l’État et consacrent l’État policier », est-il dit dans ce communiqué. « Tout le monde a des remarques sur l’action de la justice, mais ce n’est pas une raison pour administrer un tel coup à ce pouvoir », ajoute le texte, invitant le ministre à « quitter immédiatement ses fonctions ». Le communiqué tire également à boulets rouges sur M. Fahmi au sujet des violences policières commises mercredi par des agents des FSI contre l’avocat Ephrem Halabi pour une question liée à la circulation alternée. Les deux conseils de l’ordre reprochent au ministre sortant d’avoir passé outre les recommandations du Conseil supérieur de la défense qui avait prôné d’inclure les avocats dans les exceptions au règles du confinement décrété pendant les deux dernières semaines. « Pour protester contre de telles pratiques, tous les avocats sont appelés à suspendre l’exercice de leur métier ce mardi 1er décembre », conclut le communiqué.
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Pourquoi les gens accusés de corruption sont ils offusqués comme si personne ne le savait alors que tout montre leur implication dans le complot contre notre pays? Ils parlent de prestige? Mais quel prestige et quel état défendent ils? Les libanais sont humiliés et martyrisés alors que les politiciens et les magistrats ne se sentent pas investis d’une capacité d’agir pour sauver le pays et son peuple. Comment avoir des doutes concernant leur malhonnêteté lorsqu’on constate que les criminels et les voleurs continuent à occuper leur postes et sont en liberté alors les gens honnêtes sont interpellés à tour de rôle, parfois incarcérés pour des faits inexistants ou contradictoires aux lois de l’innocence qui leur sont reprochés? Comment peuvent ils s’indigner alors que leurs actes flagrants prouvent leur corruption?
Sissi zayyat
14 h 53, le 30 novembre 2020