« Si le Parlement ne tient pas compte de ma lettre et s’il ne décide pas de faciliter le forensic audit, vous pourrez prendre de mes nouvelles à Rabieh. » Cette phrase, le chef de l’État Michel Aoun l’a lancée à plusieurs reprises à son entourage avant la séance parlementaire de vendredi.
Selon des sources proches de Baabda, plusieurs conseillers du président avaient essayé de le faire renoncer à son idée d’envoyer une lettre au Parlement via le président de la Chambre pour le pousser à faciliter le déclenchement de l’audit juricomptable à la Banque du Liban. Les conseillers craignaient en effet que le Parlement ne donne pas suite à la lettre du président, comme il l’avait fait pour la précédente dans laquelle il demandait aux députés d’interpréter l’article 95 de la Constitution. Ce qui aurait eu pour résultat d’augmenter encore les clivages entre les différents responsables, d’éroder un peu plus l’image des institutions auprès des Libanais et enfin de mettre l’accent sur l’isolement politique du chef de l’État. Mais Michel Aoun n’a rien voulu entendre. Pour lui, le lancement du forensic audit est primordial dans la lutte contre la corruption et il est devenu de plus en plus nécessaire dans la situation actuelle. Il en avait parlé pour la première fois lorsqu’il était encore président du groupe parlementaire du Changement et de la réforme en 2008, lorsqu’il avait déclaré : « Le Liban n’est pas en faillite, ses fonds sont pillés », et aujourd’hui, il est plus que jamais convaincu que cette démarche est la seule possible pour connaître le sort des fonds disparus, sans que cela se transforme en vengeance politique.Depuis son élection à la tête de l’État, Michel Aoun voulait donc pousser vers cet audit, mais il y avait à chaque fois des priorités. Finalement, en raison de la crise économique et financière sans précédent, l’idée est devenue d’actualité, mais il fallait pour qu’elle se concrétise que le gouvernement puisse l’adopter. Là aussi, il fallait chercher à aplanir les obstacles, notamment l’opposition des différentes parties politiques. À chaque fois que le sujet était évoqué, de nouvelles raisons étaient avancées pour que la décision ne soit pas prise. Finalement, et après de longues discussions et autant de polémiques dans les médias, le gouvernement présidé par Hassane Diab a pris, au début du mois de juillet, la décision de procéder à l’audit juricomptable à la Banque centrale. À partir de ce moment, de nouvelles discussions ont eu lieu pour choisir le cabinet qui prendrait en charge cette mission. Le gouvernement est finalement parvenu à signer un contrat avec Alvarez et Marsal début septembre. Mais un peu plus de deux mois plus tard, ce dernier a annoncé qu’il ne comptait plus remplir cette mission. Officiellement, la raison invoquée est qu’il n’a pas accès aux documents de la Banque du Liban nécessaires pour la mener à bien. En même temps, un débat a été ouvert dans les milieux politiques, parlementaires et gouvernementaux sur la nécessité de procéder à un amendement de la loi sur le secret bancaire pour pouvoir par la suite remettre au cabinet les documents dont il a besoin. Tout ce débat, qui a même opposé le président de la commission parlementaire des Finances Ibrahim Kanaan à la ministre de la Justice Marie-Claude Najm, a irrité le chef de l’État au plus haut point. Après avoir essayé de réunir Kanaan et Najm au palais présidentiel pour les pousser à s’entendre, et surtout après avoir eu le sentiment que certaines parties politiques utilisaient la loi sur le secret bancaire pour empêcher la réalisation de l’audit juricomptable, il a décidé de mettre tous les groupes parlementaires au pied du mur en adressant cette lettre au Parlement, qui devait les pousser à adopter une position claire sur le sujet.
Il prenait ainsi un risque, mais selon les sources proches de Baabda, il ne pouvait pas non plus rester les bras croisés face aux tergiversations. Dans sa lettre, il pressait donc les députés de prendre position en faveur de l’audit juricomptable et, s’ils l’estimaient nécessaire, de procéder à l’amendement de la loi sur le secret bancaire. Si cette tentative ne devait pas aboutir, il avait annoncé son intention de se retirer à Rabieh... autrement dit, de quitter le palais présidentiel. La lettre a été publiée lundi et dès mardi, le président de la Chambre a fixé à vendredi le rendez-vous de la séance plénière pour l’étudier. C’est que Nabih Berry a bien compris que le chef de l’État était déterminé à trancher la question de l’amendement de la loi et il bénéficiait, dans cette démarche, de l’appui du Hezbollah et d’une partie de l’opinion publique. Sa marge de manœuvre était donc étroite. La séance plénière a eu lieu vendredi et, après des discours des six principaux groupes parlementaires et du député Jamil Sayyed, les députés ont décidé à l’unanimité qu’il n’était pas nécessaire d’amender la loi sur le secret bancaire pour faire aboutir l’audit juricomptable, lequel devrait s’étendre à toutes les institutions de l’État. Pour certains médias, Nabih Berry aurait ainsi pris une petite revanche en exigeant l’extension de l’audit au ministère de l’Énergie, où le CPL pourrait être mis en cause. Mais, pour les sources de Baabda, il n’a jamais été question de limiter l’audit aux comptes de la BDL. Ceux-ci ne seraient qu’une introduction qui devrait permettre de tracer le chemin des fonds disparus.
Le président Aoun a donc obtenu gain de cause, mais cette victoire n’est qu’un premier pas. Certains médias et groupes politiques ont d’ailleurs estimé qu’il s’agit d’un coup d’épée dans l’eau, de nombreuses entraves pouvant apparaître encore et empêcher l’aboutissement de l’audit. D’autres ont même parlé de « mise en scène destinée à jeter de la poudre aux yeux », puisqu’au fond aucune des parties en présence ne veut la réussite de ce processus.
Déjà, un nouvel obstacle se profile à l’horizon. Si Alvarez & Marsal ne revient pas sur sa décision de se retirer de l’opération, le gouvernement démissionnaire de Diab a-t-il le droit de conclure un nouveau contrat avec un autre cabinet ? Là aussi, les avis sont partagés. Pour les uns, c’est la décision de procéder à l’audit juricomptable qui importe et elle a été prise par un gouvernement en fonction. Pour d’autres, conclure un contrat de cette importance ne peut pas faire partie des prérogatives d’un gouvernement démissionnaire. C’est dire que le chemin de cet audit est encore long et plein d’embûches. Mais avec chaque nouvelle polémique, les masques tombent un peu plus...
commentaires (12)
Le titre pompeux fait croire à un succès alors qu’au fond Aoun s’est fait prendre à son propre jeu. Tu veux une décision collégiale?Qu’a cela ne tienne semble dire Berry, mais que vas tu en faire sans une loi pour l’appliquer. Ha ha. Aoun sait ce qui lui reste à faire maintenant qu’il a mis Berry au pied du mur. Dissoudre le parlement encombrant et rentrer chez lui la queue entre les jambes.
Sissi zayyat
19 h 00, le 30 novembre 2020