« Je capitule pour éviter toute effusion de sang, limiter les dégâts et sauver ce qui reste. » Tels sont les propos solennels prononcés le 13 octobre 1990 par Michel Aoun. Ce dernier, alors chef de gouvernement militaire, s’était réfugié à l’ambassade de France d’où il annonçait sa capitulation face aux avancées des troupes syriennes qui cherchaient à le bouter hors du pouvoir. À l’époque, le pays était à feu et à sang. Nombreux sont, aujourd’hui, ceux qui sont tentés d’établir un parallèle avec la situation actuelle et l’état de délabrement auquel est arrivé le Liban alors que le mandat de M. Aoun « fête » ses quatre ans et qu’il ne lui reste donc que deux ans. Sauf que cette fois-ci, le chef de l’État refuse de s’avouer vaincu et de capituler, comme il l’avait fait il y a trente ans. Conscient, notamment depuis la révolte du 17 octobre, qu’il a perdu de son aura après avoir échoué à traduire dans les faits ses promesses de « réformes et de changement » – le slogan du mouvement aouniste –, le chef de l’État sait pertinemment que le défi à relever d’ici à la fin de son mandat est énorme. Or, il ne dispose plus que de deux ans pour espérer inverser une situation des plus catastrophiques sur plusieurs plans et quitter Baabda sur l’image dont il rêve, celle d’un chef d’État-arbitre et rassembleur, ternie par le favoritisme qu’il n’a cessé de pratiquer à l’égard de son beau-fils Gebran Bassil et la formation qu’il dirige. C’est d’ailleurs en usant d’une réplique presque choquante que Michel Aoun avait qualifié sa relation avec le peuple libanais lors d’un entretien animé par notre collègue Ricardo Karam sur la chaîne MTV le 30 août dernier. À la question de savoir ce qui avait changé depuis 1990, M. Aoun avait répondu : « À l’époque, l’ennemi – les forces syriennes – était clairement identifié, l’objectif également (qui était de leur faire face). Aujourd’hui, l’affrontement est avec les Libanais dans la rue », avait dit le président. Il venait ainsi de reconnaître, on ne peut plus placidement, que la guerre n’est plus avec l’occupant syrien, mais avec le mouvement de contestation de son propre peuple qui n’a pas épargné le mandat Aoun de ses critiques en matière de gestion du pays.
On reproche notamment au président d’avoir leurré l’opinion publique en lui faisant croire à l’eldorado du changement. Également le fait de prôner d’abord la laïcité puis la défense des droits chrétiens dans le seul but de finir par protéger les droits des seuls chrétiens aounistes. Preuve en est, font valoir les observateurs, le célèbre accord de Meerab de 2016 entre le CPL et les FL sur le partage des postes d’influence au sein de l’État, une entente qui a fini en queue de poisson, les FL ayant dénoncé un accord au seul profit de la formation aouniste.
Contrôler les rouages de l’État
Au cours de ces quatre années, fort de son alliance avec l’imperturbable Hezbollah, Michel Aoun, qui constituait un parfait tandem avec son gendre, Gebran Bassil, ne caressait qu’un projet : contrôler les principaux rouages de l’État pour consolider son mandat. Ce fut le cas avec la politique étrangère, la sécurité et l’armée, la justice dont il a investi les moindres recoins et, aujourd’hui, les institutions financières, comme le soulignait il y a quelques jours dans nos colonnes notre correspondant politique Mounir Rabih. Tant et si bien qu’au cours de ce mandat, les réformes promises, dont la lutte contre la corruption, ont été oubliées en cours de route ou plutôt, diront les aounistes pour leur défense, « bloquées » par les autres forces politiques qui « n’ont pas laissé travailler » leur partenaire du CPL. Une accusation que le président de la République a souvent reprise à son propre compte.
« Le problème de Michel Aoun, c’est qu’au lieu de convertir le jeu politique dysfonctionnel en place, il a fini par l’intégrer à son propre jeu et l’adapter à ses besoins », estime Nawwaf Kabbara, professeur de sciences politiques à l’Université de Balamand. Soutenu par la présidence, le CPL a cherché ainsi à conquérir des postes et à bénéficier des ressources de l’État, notamment des marchés publics, exactement comme les autres, rappelle le politologue. D’ailleurs, comment aurait-il pu faire autrement que les autres partis politiques libanais dont le financement ne peut être assuré que par ce biais, l’État étant devenu la vache à traire pour assurer la pérennité des partis ?
On reproche également au président d’avoir contracté un deal avec le Hezbollah, non pas tant pour « ramener le parti chiite dans le giron de l’État », comme il l’avait alors proclamé au lendemain de cette entente conclue en 2006, mais pour l’utiliser comme plateforme pour son ascension politique et son accès à la présidence le 31 octobre 2017. Un partenariat « intéressé » qui a fini par faire voler en éclats le peu de souveraineté dont jouissait encore le pays, et paver la voie à une emprise sans précédent du parti chiite sur le pouvoir de décision interne et externe.
Renverser la table
C’est notamment à ce type d’alliance que le président doit désormais renoncer pour espérer restituer à la magistrature suprême son prestige et restaurer son image de président-arbitre. Tout en rappelant que les grandes réformes sont, en règle générale, adoptées durant la première année de la mandature et non vers la fin, Karim Bittar, politologue, veut encore croire à la possibilité d’une percée quelconque dans les deux années qui restent. Si le président veut véritablement laisser des traces dans l’histoire, « il doit renverser la table et s’émanciper aussi bien de ses alliés (le Hezbollah) que de sa propre famille politique », dit le politologue en allusion à toutes les « entraves » qui ont empêché jusque-là M. Aoun d’accomplir ce qu’il souhaitait accomplir, comme il dit. Il devra donc former un gouvernement qui puisse refléter l’esprit de l’initiative du président français Emmanuel Macron. Comprendre : cesser de céder au chantage et mettre fin à la distribution des quotes-parts, un bond qualitatif qui nécessite beaucoup de courage politique et de volontarisme, souligne M. Bittar. Conscient de la difficulté d’une telle tâche à ce stade de la carrière de Michel Aoun, le politologue rappelle que les Libanais sont aujourd’hui sceptiques quant à sa capacité à « renverser l’ordre des choses, et à changer des aspects de sa politique et de sa personnalité ».
Tout en lui reprochant de multiples erreurs et faux pas, ainsi que sa « mentalité de domination » fondée sur le concept du « président fort » promu par le CPL, certains analystes soulignent toutefois la nécessité d’accorder au président des circonstances atténuantes. Il s’agit notamment de l’effondrement économique et financier dont le chef de l’État ne saurait assumer à lui seul la responsabilité, même s’il était déjà prévisible et donc remédiable, de la révolte du 17 octobre qui l’a ciblé ainsi que son gendre plus que les autres, le tout couronné par la pandémie de Covid-19 et par la double explosion du 4 août au port de Beyrouth. Autant d’ « accidents de parcours » qui ne lui ont pas facilité la tâche. « Ce qu’il peut encore faire pour les deux années qui lui restent, c’est faire en sorte que son mandat ne finisse pas en poussière, en ruines et en sang. Ce serait déjà pas mal si on pouvait échapper à cela », commente Joseph Bahout, directeur de l’Institut Farès de politiques publiques et d’affaires internationales à Beyrouth. Ne pouvant plus espérer, à l’instar de nombreux autres commentateurs, des changements drastiques vu le stade de décrépitude auquel est parvenu le pays, M. Bahout espère du moins que le président puisse limiter les dégâts, et garantir un minimum de stabilité politique et économique. « La fin du règne va coïncider avec une fin de vie. Donc, le président (aujourd’hui âgé de 85 ans) voudra nécessairement sauver le legs ou ce qui peut encore l’être », dit-il.
commentaires (14)
Mme Jalkh cite Mr Karim Bittar qui veut encore croire à la possibilité d’une percée quelconque dans les deux années qui restent. Si le président veut véritablement laisser des traces dans l’histoire, « il doit renverser la table et s’émanciper aussi bien de ses alliés (le Hezbollah) que de sa propre famille politique ». Mr Bittar pour un politologue, vous êtes bien optimiste voire un rêveur... Pour les traces dans l'histoire,hum hum !!
DJACK
16 h 19, le 02 novembre 2020